Vendredi, 19 février 2016

Chloé Sainte-Marie

Deuxième lettre ouverte

Depuis la sortie de la biographie de Claude Jutra et la révélation à son endroit de témoignages de pédophilie ayant provoqué l'éviction immédiate de son nom de toute attribution publique dont celle des prix Jutra, des messages se sont succédé me demandant mon sentiment vis-à-vis la proposition «prix Gilles-Carle» pour succéder au personnage désormais paria social.

Il est essentiel pour moi de faire la distinction entre l'homme à honnir et l'artiste à respecter. J'ai le sentiment qu'à travers la répudiation unanime de Claude Jutra, le Québec tente de régler son compte avec un quelque chose en lui que je n'arrive pas à saisir.

Et que le ralliement général autour d'une condamnation est plus fort que le ralliement autour d'une libération. Et qu'il se passe quelque chose dépassant nettement Claude Jutra.

Ce que je dis, c'est que la réalité est désormais piégée par un choix de rédemption, quel que soit la ou le cinéaste auquel on fera appel. Pour succéder à Claude Jutra, faire appel à Gilles Carle, c'est transformer ce dernier en produit de remplacement. Et non seulement Gilles Carle s'y opposerait, mais il trouverait indigne pour qui que ce soit de se prêter à un tel jeu.

On me demande de formuler «mon impression générale face à ce scandale sur Claude Jutra». La pédophilie est un crime. Une autre question se pose. Il y a un enjeu qui m'échappe et qui s'adresse au Québec en entier.

À s'acharner contre une seule personne pour se laver collectivement la conscience, on oublie de s'acharner contre un pouvoir qui permet ce qui se passe actuellement. Et depuis toujours dans les réserves indiennes sous la violence de policiers en abus de devoir abusant de jeunes femmes autochtones.

On me demande également si «le Québec a agi trop rapidement en éradiquant de la carte pratiquement toute référence à Claude Jutra». Je me dis que parallèlement à une telle question se poursuit un drame à Lac-Simon. Et que cette synchronie n'est pas le fait du hasard.

Et je me dis aussi que le cinéma d'un tel cinéma reste à faire.

Chloé Sainte-Marie

P.-S. - Pourquoi refuse-t-on d'éradiquer de la carte des noms comme celui de la rue Amherst à Montréal, Amherst étant celui qui a livré une guerre bactériologique chez les peuples premiers en y répandant la petite vérole?

[Source]