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Alexandre Vigneault — Mercredi, 27 novembre 2024

Décolonisation poétique


PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE
La chanteuse Chloé Sainte-Marie

Deux ans après la sortie de Maudit silence, livre-disque où résonnent 14 langues, dont plusieurs idiomes autochtones venus des trois Amériques, Chloé Sainte-Marie poursuit sa traversée de notre vaste continent. Rencontre avec celle qui remonte sur la scène de l’intime salle Claude-Léveillée de la Place des Arts vendredi et samedi.

Elle a l’âme d’une poétesse et la détermination d’une coureuse de fond. Chloé Sainte-Marie mène depuis 25 ans une quête à nulle autre pareille : nommer l’Amérique dans la langue des gens du pays. Elle chantait déjà en innu avant le début du nouveau millénaire, longtemps avant que l’idée de s’inspirer de la culture de l’autre ne devienne suspecte. Une telle audace serait aujourd’hui difficile à imaginer.

Maudit silence, magnifique livre-disque paru en 2022, pousse plus loin son exploration des racines de ce continent. Ce désir de raconter poétiquement l’histoire qu’elle a affirmé avec l’apprivoisement des Innus et de leur territoire s’étend maintenant aux trois Amériques. Ses collaborateurs et elle chantent dans une dizaine de langues, dont le quechua, le guarani et le maya, qui sont celles de peuples autochtones du Pérou, du Brésil et du Mexique.

Chloé Sainte-Marie dit d’abord que cette traversée du continent lui semblait la « suite naturelle » des choses. Puis, elle se ravise. « Ce qui m’a menée là, c’est quand même Jean Morisset », précise-t-elle, parlant de son défunt ami, qui fut poète et géographe, et surtout l’inspirateur de sa vision d’une Amérique métissée, tôt détachée de ses racines européennes.

Cet album-là, c’est une façon de revendiquer ma créolité. Je suis une créole des neiges.
- Chloé Sainte-Marie

L’interprète revendique une langue impure, pas française ni même québécoise, mais « canayenne ». « Je parle tout croche, je parle comme Kerouac », dit-elle, sur le ton de l’évidence. Chloé Sainte-Marie cherche d’abord à mettre en lumière ce qui l’enracine. Plutôt que de regarder le monde de l’ouest vers l’est, c’est-à-dire du Québec vers l’Europe, en particulier la France, elle l’envisage désormais selon un axe nord-sud.

L’appropriation pour un meilleur partage

Cette interprète hors norme embrasse la complexité d’une identité de colonisateur-colonisé, qu’elle porte et transcende en ouvrant les bras et en offrant sa voix aux différents peuples avec qui nous partageons ce vaste territoire. « C’est en s’appropriant les chants et les rêves des peuples autochtones qui vivent autour de nous qu’on arrivera à faire un pas en avant », croit-elle.

Elle dit « s’approprier », une formule honnie, un geste qui a envoyé quelques artistes au bûcher des bonnes intentions. Elle connaît le poids de ce mot, elle assume. Or, il faut aussi avoir l’honnêteté de l’entendre comme elle le prononce : le verbe « s’approprier » vient dans sa bouche et dans son art avec une curiosité et un élan de partage sincères.


PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE
La chanteuse Chloé Sainte-Marie

Et à ceux qui pourraient vouloir lui reprocher de porter sur scène des mots et des histoires qui ne sont pas les siens, la poétesse innue Joséphine Bacon a déjà répliqué que c’est elle qui a demandé à Chloé Sainte-Marie de chanter sa langue. « Bibitte a été comme ma mère adoptive, elle m’a tout appris », dit la chanteuse.

Elle a rencontré Joséphine Bacon (dite « Bibitte ») il y a des décennies dans l’entourage de Gilles Carle, l’éminent cinéaste dont elle a partagé la vie jusqu’à sa mort, en 2009. « Avec elle, je l’ai marché, le territoire », insiste-t-elle. Ça tombe bien, Chloé Sainte-Marie ne tient pas en place. La marche, selon elle, imprègne autant qu’elle laisse des empreintes. « J’ai appris par la plante des pieds plus que par la tête », dit-elle.

Porter la parole

Avant de devenir la voix de bien des poètes, Chloé Sainte-Marie a grandi dans une famille nombreuse dans la région de Drummondville qui avait la particularité d’être de confession protestante. Elle a souvent raconté combien son éducation religieuse rigoureuse avait été difficile et sa rencontre avec Gilles Carle, libératrice. De sa jeunesse, elle reste aussi marquée par la beauté des chants religieux et le charisme de certains pasteurs.

Chloé
PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE
Chloé Sainte-Marie sur scène, en 2015

« Maintenant, c’est moi qui porte la parole », dit-elle fièrement. Il faut l’avoir vue sur scène pour comprendre son magnétisme très particulier, mêlant assurance et fragilité. Après une portion de tournée réalisée avec six musiciens, elle se produit désormais en formation réduite, le guitariste Yves Desrosiers étant son principal appui dans une formule à trois incluant aussi la violoncelliste Catherine Le Saunier.

« On ne fait pas de grandes salles, dit-elle sans en prendre ombrage. Un spectacle comme ça, ça laisse des empreintes profondes. C’est un autre rythme. J’en ai encore pour deux ans. »

Enfant, Chloé Sainte-Marie était « trop délinquante » pour apprendre le solfège. Elle aimait le bois, les arbres, le chant du vent. « Je me suis inventé ma manière à moi, constate-t-elle. Je suis une bibitte qui cherche tout le temps. Qui cherche la liberté. »

Chloé Sainte-Marie est en spectacle les vendredi 29 et samedi 30 novembre à la salle Claude-Léveillée de la Place des Arts.

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