Le Devoir, Actualités internationales
Assïa Kettani — Samedi, 29 novembre 2014
Littérature francophone
Un nouveau regard sur le monde
Photo: Annik MH De Carufel
L'auteure Jocelyne Saucier, lauréate 2011 du Prix des cinq continents de la Francophonie pour son livre Il pleuvait des oiseaux, publié aux Éditions XYZ
Le phénomène a commencé dans le dernier quart de siècle et, depuis, rien ne semble laisser présager son essoufflement : les prestigieux prix littéraires français accordent une part croissante aux auteurs venus de la francophonie entière. Du prix Goncourt obtenu par Tahar Ben Jelloun en 1987 au tout dernier prix Femina accordé à l'auteure haïtienne Yannick Lahens, en passant par Amin Maalouf ou Dany Laferrière, une nouvelle donne du paysage littéraire francophone moderne s'impose : les quelque 75 pays lisant et écrivant la langue de Molière sont le foyer d'une littérature de grande qualité en pleine effervescence. Dans la mesure où l'avenir de la francophonie se situe en Afrique, avec un bassin de lecteurs et de consommateurs de livres en pleine croissance, tout semble destiner la littérature francophone à un avenir prometteur.
Doit-on parler d'une nouvelle donne géolittéraire mondiale ? Absolument, estime l'écrivain Rodney Saint-Éloi, fondateur et directeur de la maison d'édition Mémoire d'encrier. Traditionnellement, Paris agit comme plaque tournante de la littérature francophone à l'échelle mondiale. Aujourd'hui encore, une grande partie de « la littérature francophone circule par l'appareillage éditorial français. Pour qu'un livre circule entre le Cameroun et le Sénégal et le Québec et Haïti, il faut souvent qu'il soit publié en France », avance l'auteure Jocelyne Saucier, lauréate 2011 du Prix des cinq continents de la Francophonie pour son livre Il pleuvait des oiseaux, publié aux éditions XYZ. Mais la donne est en train de changer, estime Rodney Saint-Éloi, dont la maison d'édition oeuvre justement au croisement des cultures. « De plus en plus, les catalogues de maisons d'édition laissent une place aux littératures francophones venues du monde entier. Beaucoup d'efforts ont été faits du côté de l'édition locale pour que les livres circulent dans tous les pays francophones et pas seulement dans les grands centres. »
Selon lui, la littérature francophone d'aujourd'hui nous pousse à revoir la question « du centre et de la périphérie. Le miracle littéraire ne vient plus du centre et les auteurs n'ont plus besoin d'être à Paris pour écrire. Sur tous les continents, on assiste à l'émergence de voix nouvelles qui s'assument dans leur marginalité. » Une évolution de la donne qui va de pair avec l'évolution de la demande. « Ce qui change fondamentalement, c'est que les lecteurs veulent lire autre chose. » Et, dans cette évolution de l'offre, la littérature s'ouvre sur l'humanité. « C'est une littérature qui porte un nouveau regard sur le monde, un regard beaucoup plus ouvert et alternatif. Il y a une autre forme d'altérité qui prend forme. » Les voix indiennes, africaines, haïtiennes, québécoises ou antillaises trouvent désormais des échos à l'échelle internationale dans l'expression de leurs réalités plurielles. « C'est à nous en tant que lecteur, producteur, écrivain ou éditeur d'entrer en altérité avec toutes ces autres voix du monde. »
Quant à l'estimation du potentiel novateur de cette littérature en pleine effervescence, Rodney Saint-Éloi ne mâche pas ses mots : « Ce n'est pas Paris qui renouvelle la littérature. Partout, il y a du sang nouveau qui est injecté au coeur de la littérature. On assiste à un affranchissement de toutes les formes de tutelle », par contraste avec une époque où les auteurs écrivaient pour que la France les entende. « Au début du XXesiècle et jusque dans les années1950 et1960 en Haïti, les auteurs écrivaient non pas pour parler à leurs compatriotes, mais pour parler aux grands centres et pour voir si la France allait les remarquer. » Alors qu'aujourd'hui, même si « les francophones du monde entier ont été nourris à la mamelle de la littérature française », selon les mots de Jocelyne Saucier, les littératures nationales s'affirment en s'éloignant de leur modèle commun.
Dans cette littérature qui se construit en marge du centre, la langue respire dans toute sa diversité. « Le français vit de manière différente dans beaucoup de pays. Puisque chaque pays fait vibrer sa langue à partir de ses activités et de son expérience, la littérature devient l'expression d'une sensibilité et d'une vision du monde. » Et ce sont précisément ces visions du monde plurielles qui nous sont données à découvrir. À travers le texte, c'est l'âme du pays qui s'ouvre. « En tant que francophones, nous avons la chance de pouvoir lire dans le texte des livres qui viennent de 75 pays. Nous pouvons découvrir comment une même langue vit ailleurs. » Une richesse inestimable, selon elle, qui nous permet de « lire notre langue à travers le prisme d'une autre culture, d'une autre perception de la vie, et de connaître les altérités multiples de notre langue dans différents imaginaires ».
Une parole d'autant plus importante que la littérature francophone est aussi l'expression d'une culture longtemps niée par les institutions littéraires. « On leur a dit que leur culture n'est pas une culture, on leur a dit que leur imaginaire n'est pas un imaginaire », ajoute Rodney Saint-Éloi. Face à la négation, ces auteurs « ont tout à construire. Au-delà du littéraire proprement dit, ils ont une mission citoyenne, politique, idéologique. »
Selon Jocelyne Saucier, cette richesse ne peut que prospérer à l'écart d'un appareil éditorial centralisé qui est peu enclin à respecter les différences linguistiques régionales. « Il ne faut pas niveler ni diluer les littératures nationales. Or la France a beaucoup de difficulté à tolérer les néologismes qui viennent des autres pays francophones », rappelle-t-elle.
La clef de voûte de la littérature francophone demeure donc le dialogue. « La littérature francophone n'existe que tant qu'il existe des littératures francophones nationales fortes, entre lesquelles il faut créer une synergie. » Le Prix des cinq continents de la Francophonie en est un exemple, ou encore les Rencontres québécoises en Haïti organisées en mai 2013 pour les dix ans de Mémoire d'encrier. Un exercice que Rodney Saint-Éloi s'apprête à renouveler avec le projet en cours d'élaboration des Nuits amérindiennes en Haïti, destiné à « réactiver une mémoire indienne commune à la fois au Québec, au Canada et à Haïti et à amener les auteurs amérindiens sur d'autres problématiques. Qu'est-ce qu'être Haïtien, être nègre? Qu'est-ce que l'esclavage? Les rencontres pourront explorer quelque chose qui existe en Amérique, qui pourra éclater et élargir leur imaginaire. La francophonie doit permettre la solidarité entre ces archipels francophones. »