La Presse, Arts visuels
Nathalie Petrowsky — Vendredi, 1er décembre 2017
Pierre Dury: dans l'oeil libre du photographe
Dans les années 70, 80 et 90, le photographe Pierre Dury
était de tous les lancements de disque et de toutes les premières de cinéma.
PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE
L'immense photo d'une femme presque nue étendue par terre nous accueille dans le hall d'entrée. À première vue, la femme fait penser au célèbre mannequin Veruschka dans le film-culte Blow Up. Mais dès le deuxième coup d'oeil, on comprend qu'il ne s'agit pas d'une top model ni d'une vedette de cinéma, mais de la chanteuse Marjo en 1972 dans l'insouciante splendeur de sa jeunesse. Cette photo saisissante est l'entrée en matière de l'expo Les années libres du photographe Pierre Dury, au Centre d'art Diane-Dufresne de Repentigny.
Pour ma génération et celle qui me précède, Pierre Dury, un grand six pieds au sourire timide, était LE photographe du showbiz québécois des années 70, 80 et 90: celui qui était de tous les lancements de disque et de toutes les premières de cinéma, celui dont les portraits uniques de Dufresne, Claude Dubois, Chloé Sainte-Marie, Gilles Carle, Plume, Dodo, Danielle Ouimet, Marjo et j'en passe se sont retrouvés qui sur une pochette de disque, qui sur une affiche de spectacle ou une couverture de magazine à potins, notamment Photo-Vedettes, où Dury a débuté dans le métier.
L'essence d'une époque
Les photos les plus emblématiques ont été agrandies et s'élèvent comme d'immenses panneaux-réclames tandis que leurs sujets, parfois artistiques, parfois politiques, nous interpellent et nous invitent à plonger dans une époque révolue.
Ici feu Michel Chartrand, le regard lourd, le visage auréolé de la fumée de son cigare, a été capté peu de temps avant sa mort. Derrière, Paul Buissonneau a laissé tomber son monocle et nous toise d'un air dubitatif. Et là, René Lévesque, capté en 1974, le visage dans un nuage de fumée, semble à la fois plongé dans ses pensées et excédé par la vie.
« Les gens me demandent comment j'ai réussi à capter cette expression chez Lévesque, mais la vérité, c'est qu'il était tanné des questions niaiseuses que Benoît L'Herbier et moi lui posions. Je l'ai capté juste au moment où il commençait à en avoir assez », raconte Dury.
Ce portrait de Lévesque tout comme les autres ont avec le temps atteint le statut d'archives, à jamais fichées dans notre mémoire collective.
Ils saisissent non seulement l'essence du sujet, mais aussi l'essence de son époque. Et l'époque de Pierre Dury, un pur boomer né en 1945, était libre, exhibitionniste, imbibée d'alcool, de drogues et de nuits folles.
« Ça n'a plus aucun rapport avec aujourd'hui, affirme le photographe de 72 ans. C'était une époque plus conviviale et chaleureuse. Plus simple aussi. Il y avait 4 discos. Aujourd'hui, il y en a 4000. On ne savait pas vraiment ce qui se passait ailleurs et on s'en foutait. Tout le monde connaissait tout le monde. Aujourd'hui, t'es perdu dans la foule. »
Étudiant aux Beaux-Arts à la fin des années 60, Dury n'a jamais terminé sa formation, happé par le bouillonnement culturel de la fin des années 60. Une rencontre fortuite avec Jean-Paul Mousseau l'envoie ainsi rue Crescent installer du son, des lumières et des mannequins peints en blanc dans la Moussepathèque, la disco futuriste du peintre.
Une autre rencontre fortuite avec un barman français photographe à ses heures lui ouvre les yeux sur le marché florissant de la mode et des mannequins. Mary O'Hara, une superbe Irlandaise de Montréal, lui servira de premier modèle dans le monde du mannequinat. Elle trône en sous-vêtements dans l'expo juste devant Paul Buissonneau qui la dévisage du coin de l'oeil.
Inspiré par des photographes comme Richard Avedon et Irving Penn, Dury a toujours eu le don de faire ressortir l'unique et l'inattendu chez ses sujets, comme si le vent de liberté qui l'avait propulsé continuait à vivre dans l'oeil de son appareil.
Sentiment d'urgence
Au milieu des années 70, Dury louait pour trois fois rien (400 $ par mois) une vaste maison avenue des Pins qui se déployait sur trois étages. Tous les artistes rock et pop de l'époque - Pagliaro, François Guy, Pierre Harel, Jean-Guy Moreau et Marjo - y ont passé des jours et des nuits à faire la fête jusqu'au petit matin.
C'est à cette époque que Dury a fait la connaissance de Gilles Carle et de Chloé Sainte-Marie. Au fil des ans, il a pris plusieurs photos du couple. La première datée de 1983 montre un Gilles Carle jeune et fringant au sommet de son succès, flanqué d'une Chloé Sainte-Marie à l'air juvénile.
Onze ans plus tard, Gilles Carle a les cheveux tout blancs. La vieillesse a commencé à faire son oeuvre sur un visage buriné que Chloé, seins nus, couvre de sa chevelure de feu. La dernière photo a été prise 24 heures avant la mort de Gilles Carle, en 2009. On y voit Chloé lovée dans le lit d'un vieillard fantomatique, pâle comme la mort et qui n'a plus rien à voir avec le cinéaste et l'artiste qu'on a connu.
Mises côte à côte, ces trois images sont aussi terribles qu'elles sont dures à regarder parce qu'elles ne témoignent pas seulement du temps qui passe, mais aussi de la déchéance dont il s'accompagne parfois.
Récemment, Dury a commencé à s'intéresser aux personnalités d'un certain âge.
« Quand Maurice Richard est mort, j'ai regretté amèrement de n'avoir jamais fait son portrait. Sa mort m'a donné une sorte de sentiment d'urgence face à tous ceux qui risquaient de nous quitter trop tôt. »
Dury s'est mis à faire des appels et à inviter des gens connus qu'il ne connaissait pas. Pour Jean Chrétien, il est passé par la journaliste à la retraite Michèle Viroly, qui a convaincu l'ex-premier ministre canadien d'aller poser pour lui à Rosemont. Louise Arbour a suivi peu de temps après grâce au coup de pouce de Charles Binamé. Bientôt s'ajoutaient les portraits de Bernard Derome, Bernard Landry et Chantal Renaud, Marcel Dubé, Janine Sutto, Gilles Vigneault et du père Benoit Lacroix.
« C'est comme si j'étais en train de constituer des archives nationales avec tous les gens qui ont fait ce pays », affirme Dury.
L'expo Les années libres court jusqu'au 14 janvier. À ceux qui y étaient, elle rappellera de bons souvenirs. Quant à ceux qui n'y étaient pas, ils vont découvrir une époque disparue qui va les étonner, les enchanter et peut-être même les rendre jaloux.
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Les années libres, de Pierre Dury, jusqu'au 14 janvier, au Centre d'art Diane-Dufresne (11, allée de la Création, Repentigny).