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Yannick Marcoux — Mardi, 11 octobre 2022
La fin du silence: faire vivre les langues des Amériques
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir L’oeuvre «Maudit silence» rassemble poèmes et chroniques d’histoire de Jean Morisset (à gauche), auxquels se greffent ceux de quelques collaborateurs, parmi lesquels James Noël, Nancy Huston et Joséphine Bacon. Chloé Sainte-Marie (à droite) interprète ces poèmes, mis en musique par Yves Desrosiers.
« Je ne connais pas mon histoire. L’histoire que je connais est totalement fausse. Quand j’ai compris ça, ça m’a saisie. Ça m’a mise en tabarnac », admet d’entrée de jeu Chloé Sainte-Marie, lorsque Le Devoir la rencontre, à l’occasion de la parution de Maudit silence. À ses côtés, Jean Morisset, coauteur de cet album-livre, a un sourire à la commissure des lèvres. Mettre en lumière le verso de l’histoire apprise et racontée, c’est l’oeuvre de toute sa vie.
La frustration de l’interprète est rapidement dissipée. Après tout, le projet, s’il prend acte des génocides qu’ont subis les Premières Nations des Amériques, s’il admet la négation de leur culture, de leur langue et de leur apport à notre société, est avant tout une célébration. Une célébration d’une telle envergure que, devant leur accomplissement, Chloé Sainte-Marie et Jean Morisset ne peuvent s’empêcher de soupirer, comme dépassés par ce qu’ils ont pu faire.
Refaire la paix
« Cet album-livre a nécessité / cinq siècles de préparation / et six années de plus », écrit Jean Morisset. Le livre, d’abord, rassemble poèmes et chroniques d’histoire de Jean Morisset, auxquels se greffent ceux de quelques collaborateurs, parmi lesquels James Noël, Nancy Huston et Joséphine Bacon. Chloé Sainte-Marie interprète ces poèmes, mis en musique par Yves Desrosiers. Les 27 pistes nous permettent d’entendre quatorze langues, issues de nations des trois Amériques, de l’innu au guarani, en passant par les quatre langues des colonisateurs.
« Ça a commencé par un hommage à Kondiaronk que Jean a écrit pour le 350e de Montréal », se rappelle l’artiste. « On avait demandé à Yves Desrosiers d’écrire la musique, et on a été chanceux : ça a été refusé. Ça a été notre point de départ. Un non, ça voulait dire que c’était bon. » À l’évocation de ce souvenir, les deux comparses partent d’un grand rire. Six ans à travailler ensemble, cela forge des liens.
Kondiaronk, parce qu’il semble nécessaire de le rappeler, est un chef wendat qui a joué un grand rôle dans la réalisation de la Grande Paix. « Kondiaronk, c’est vraiment ce qui fait qu’on est là », lance Chloé Sainte-Marie. « C’est par lui qu’on existe. Sa Grande Paix en 1701. Il a fait venir je ne sais plus combien de nations, 40, 50, qui se sont retrouvées ici, à Pointe-à-Callière. Il est mort pendant la cérémonie. Son corps est enterré sous l’église Notre-Dame. Pis, c’est fou, Kondiaronk est complètement oublié aujourd’hui. »
Les vibrations du territoire
Aussi vaste soit le territoire des Amériques, c’est par lui que le projet a pris forme. De la Patagonie à l’île d’Ellesmere, Chloé Sainte-Marie s’est laissé imprégner : « C’est le territoire qui a été notre guide. On avait des intuitions en commençant, mais c’est en parcourant le territoire — les trois Amériques ! — que les langues et les collaborations se sont imposées à nous. »
Elle a cette façon bien à elle de ressentir le monde : « Moi, je pense par mes pieds. Je parle par la paume de mes pieds. Quand on dit à quelqu’un : “Tu penses comme tes pieds”, je trouve que c’est le plus beau compliment qu’on puisse lui faire. Quand tu marches sur le territoire, ce sont tes pieds qui te donnent ta pensée et ta vision du monde. »
Par la marche, elle va vers l’autre et, ce faisant, rencontre sa langue. L’interprète a chanté toutes les langues des Premières Nations du Québec, mais elle regrette de ne pas les parler : « Quand j’ai fait mon premier vidéoclip avec Joséphine Bacon, il y avait un Innu qui était avec nous. Lui parlait français, anglais, innu et cri, et je lui ai dit : “C’est fantastique que tu parles toutes ces langues”. Et lui m’a regardé dans les yeux : “Une langue, ça s’apprend.” Moi, je parlais pas innu. C’était une claque. Je l’ai prise. Il avait raison. »
La déconquête américaine
Jean Morisset propose de « renverser les Amériques jusqu’à leur renaissance », et cela implique la reconnaissance de notre appartenance à son histoire : « On s’est mis dans un cocon intra-utéricien québécois, mais on fait partie de tout. On est génocidaires, on est génocidés. On est blanchisés, on est déblanchis. On est métis, micmacs, héros bolivien… On fait partie d’un ensemble. »
En nous rappelant à la mémoire de Louis Riel ou aux récits d’outrages qu’ont subis des Inuits et des Selk’Nam, notamment, Jean Morisset s’adresse « à tous les nés des Amériques / qui interrogent l’aller-retour des antipodes / à même le métissage des latitudes / et le chant de l’oralité première / dont nous sommes les heureux tributaires ».
À force de nager à contre-courant et de remettre en avant des histoires qu’on a tues, il en vient à chercher ses repères : « Je sais même pas si je suis contemporain de moi-même. » Pourtant, Chloé Sainte-Marie et Jean Morisset sont ancrés dans le présent, réclamant, en choeur, la « libération des Amériques franco-métisses » en honorant la musique des langues : « Vous dont les langues ont échappé au néant / par l’imposition de traductions bibliques / permettez de vous laisser convier / au repas partagé des sonorités gustatives. »
Maudit silence, musique, poésie, archives, incarne une vibrante invitation à reprendre ensemble, d’un pôle à l’autre, le chemin de la réconciliation. Par leurs chants de survie à la langue déliée, Chloé Sainte-Marie et Jean Morisset mettent au monde une collectivité réconciliée : « Tout peuple dont la parole du silence / cesse de réinventer son rire intérieur / pour se raconter à la brunante / se trouve en danger d’assèchement climatique. »
Maudit silence
Chloé Sainte-Marie et Jean Morisset, L’Hexagone, Montréal, 2022, 128 pages. Parution le 12 octobre.