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Michelle Trottier — Lundi, 5 août 2024
La poésie géographique de Chloé Sainte-Marie
À l’automne 2022, Chloé Sainte-Marie et son complice et ami feu Jean Morisset faisaient paraître un album-livre, Maudit silence : une œuvre multiple et foisonnante qui relève à la fois de la chanson, de la poésie, de l’histoire et de la géographie. À l’occasion de la reprise de la tournée accompagnant cet ambitieux ouvrage, l’artiste revient sur sa création et son contenu, puis invite les gens à venir entendre ou même réentendre l’incarnation scénique des nombreuses voix qui le traversent. La chanteuse, dont on connaît l’indéfectible engagement envers les proches aidants, en profite également pour donner des nouvelles de son combat, qu’elle poursuit sans relâche.
Maudit silence est un bel objet unique, tant par son esthétique que par sa sonorité. Son titre reprend celui du poème de Joséphine Bacon – poète innue aux mille autres talents et grande amie de Chloé Sainte-Marie – qui ouvre chacun des deux disques de l’album, en innu d’abord, puis en français. Dans ce poème, il est question du silence entourant le drame des femmes autochtones assassinées. Mais paradoxalement, à ce silence, s’oppose ensuite une multitude de voix qui font voyager l’auditeur-lecteur à travers une histoire réappropriée des Amériques, dans un mélange de paroles et de sonorités rendant hommage au territoire.
Chloé Sainte-Marie cite Joséphine Bacon :
« Le silence, quand il devient maudit, il faut que tu parles. » Et le combattre, selon la chanteuse, avec « toutes les voix possibles! Qui sont des voix libres, qui n’ont pas la langue de bois. Moi, ajoute-t-elle, je travaille juste avec des gens qui ont la parole libre. »
Avec ses 27 chansons et poèmes interprétés en 14 langues latines, créoles et autochtones, avec les mots de Jean Morisset, de Joséphine Bacon, du poète haïtien James Noël, de l’ethnologue Anne Chapman, de Louis Riel, de Nancy Huston, et d’autres encore, Maudit silence résonne fort.
Pour Chloé Sainte-Marie, cet album-livre est la synthèse de tout ce qu’elle a fait depuis Je pleure tu pleures, en 1999. Le rejeton d’une quête identitaire où la question du métissage a toujours été primordiale. Amorcée il y a longtemps, cette recherche a été exacerbée par sa rencontre avec le géographe, essayiste et poète Jean Morisset et son œuvre.
Le livre contient les textes des chansons et des poèmes de l’album, mais également des écrits et des illustrations qui viennent enrichir l’expérience. L’idée du livre accompagnant l’album a été claire dès le départ. « Parce que Jean Morisset, souligne la chanteuse, dans toute sa vie, a produit plus de 500 carnets de voyage, des récits tous manuscrits. C’est magistral. Alors, c’était clair pour moi que tous les textes, c’était lui qui les faisait, qui les dirigeait. Et moi, je lui ai dit qui je voulais chanter. Mais ça a été une collaboration totale. »
Six ans se sont écoulés entre l’écriture d’une première chanson sur Kondiaronk, le chef huron ayant joué un rôle de premier plan dans la Grande Paix de Montréal, et la sortie de l’album-livre. Ce qui a fait dire à Jean Morisset, dans son poème-préface, que l’ouvrage a nécessité « cinq siècles de préparation et six années de plus ».
Cette œuvre, Chloé Sainte-Marie la définit aussi comme « une main tendue entre le pôle Nord et le pôle Sud ». C’est un ouvrage qui réécrit à la verticale l’histoire du continent américain en allant à la rencontre de ses peuples et de leur expression.
L’importance des sonorités des langues et de leur diversité s’impose à l’écoute des textes de Maudit silence. « Les sonorités… c’est parce qu’on a toujours privilégié le sens, mais moi, je trouve que la sonorité va plus loin que le sens. Et elle est plus libre. Le sens, c’est l’Académie française, ça veut dire ça, ça, ça, mais moi, je trouve qu’on peut défaire ça, et le refaire comme on veut. Le sens des mots… pourquoi est-ce qu’on est obligé de donner le même sens que le Petit Larousse? »
La chanson Kyrié-Kyrié-Kwé-Kwé, par exemple, mélange des sons latins, autochtones et « canayens », ces derniers étant même tout à fait perceptibles dans la prononciation appuyée du mot par la chanteuse.
Avec des chansons comme Robert Robert et Si tu veux parler apropos d’Neil, inspirée de l’œuvre franco-canayenne de Jack Kerouac La vie est d’hommage, « c’est là qu’on apprend les sonorités », poursuit-elle.
Elle évoque finalement Tchee-Kee-Dee Dee-Dee-Dee, une chanson qu’elle a « commandée » à Jean Morisset afin qu’il lui montre ce qu’il voulait dire lorsqu’il parlait d’un créole québécois : « Des mots inventés, des mots sauvages, des mots qui sont des sonorités seulement. Et le titre, c’est le son de la mésange. C’est une onomatopée, et c’était le nom algonquien de la mésange. »
Ce périple identitaire poétique s’amène cet automne dans l’est du Québec, et il clora ensuite cette seconde partie de tournée à la Place des Arts à Montréal.
La série de spectacles présente une version quelque peu remaniée de la première mouture. De six personnes sur scène au départ, le groupe est passé à trois. Mais l’artiste assure que les deux versions sont complémentaires et qu’on ne perd absolument rien au change : « On a décidé d’en faire une version plus intimiste, mais on est quand même trois sur scène, et les mots ont peut-être encore plus de force, parce qu’on a resserré beaucoup. En tout cas, les gens qui ont vu les deux disent que ce n’est pas croyable ce qu’on arrive à faire! », raconte l’interprète de Nitshisseniten e tshissenitamin (Je sais que tu sais). Catherine Le Saulnier accompagne Chloé Sainte-Marie au violoncelle, aux percussions et aux claviers; les guitares sont sous la responsabilité d’Yves Desrosiers, l’auteur-compositeur-interprète qui est aussi son chef.
À la Place des Arts, le spectacle est présenté dans le cadre de la série Les Soirées à la Salle Claude-Léveillée. Avec ses 120 sièges, cette petite salle permet de rapprocher artistes et spectateurs pour une expérience incomparable.
La chanteuse promet d’ailleurs quelques surprises lors de ces deux soirées où l’on pourra également entendre un hommage à Jean Morisset, décédé le 20 juin dernier des suites d’un cancer rare, par ses collègues de l’UQAM.
Cela fait plusieurs décennies que l’on voit et entend Chloé Sainte-Marie sur toutes les plateformes pour plaider la cause des proches aidants, elle qui a soutenu son conjoint Gilles Carle dans la maladie durant une quinzaine d’années, jusqu’à son décès en 2009.
Heureusement, les efforts et la persévérance portent fruit. En avril dernier, le gouvernement Legault a accordé un financement supplémentaire aux maisons Gilles-Carle – le réseau de maisons de répit pensé par la chanteuse et le cinéaste – alors que plusieurs d’entre elles peinaient à offrir leurs services ou avaient même cessé leurs activités.
« Là, ça va bien, indique la militante. J’étais à Sainte-Anne-des-Monts en Gaspésie pour l’inauguration de la maison Gilles-Carle là-bas, qui est magistrale. Il y a huit chambres, on voit la mer. On prépare la réouverture de la maison de Montréal. La maison en Beauce aussi va rouvrir. » Mais quelle sorte de travail se cache derrière cette victoire? « On a travaillé fort! Une année de négociation avec le ministère. Une année de rencontres avec des consultants. Ils ont tout analysé, et ils ont compris que le projet des maisons Gilles-Carle était essentiel. Tu sais, il y a 1,6 million d’aidants au Québec. »
Si cet argent frais est venu donner un nouveau souffle au projet, il reste cependant au moins un combat à mener pour la chanteuse et ses compagnons de lutte.
En ce moment, les CHSLD (centres d’hébergement de soins de longue durée), RPA (résidences privées pour aînés) ou RI (ressources intermédiaires) de ce monde peuvent faire fi des règlements de zonage afin de s’installer là où les besoins se font sentir. Les maisons Gilles-Carle aimeraient bien faire partie de ce groupe afin d’être protégées légalement : « Notre bataille actuelle, c’est ça. Qu’on ne nous empêche pas d’ouvrir une maison dans un quartier résidentiel. Qu’est-ce qu’on veut? On veut aider les aidants. C’est vraiment important de pouvoir ouvrir les maisons là où [ils] sont, où sont les besoins. »
Qu’il s’agisse de réécrire l’histoire en chansons ou de faire bouger la société, Chloé Sainte-Marie fait preuve d’audace et de détermination, soutenue par son énergie créatrice et le sentiment de liberté que l’on devine cher à son cœur.
« Moi, quand je veux quelque chose, ma façon de l’exprimer est claire. Faque il n’y a pas d’ambiguïté. Moi, c’est pas un petit peu, c’est tout ou rien! »
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Les représentations de Maudit silence à la salle Claude-Léveillée de la Place des Arts auront lieu les 29 et 30 novembre 2024. Pour les détails et l’achat de billets, visitez le site de la Place des Arts.
Pour les autres dates et lieux de la tournée automnale, visitez le site Web officiel de Chloé Sainte-Marie à chloesaintemarie.com.
L’album-livre Maudit silence est offert partout.
Pour des nouvelles de la Fondation Maison Gilles-Carle, visitez la page Facebook de l’organisme