Tous les articles

Mouton Noir

Marc Simard — Vendredi, 14 septembre 2018

La Moutonne Noire Rousse

Chloé Sainte-Marie
Photo : Pierre Dury

Mouton Noir – Vous avez été en couple pendant plusieurs années avec le cinéaste bien connu Gilles Carle (Maria Chapdelaine 1983, La postière 1992 et Pudding chômeur 1996, notamment). Racontez-nous comment vous êtes devenue son aidante naturelle.

Chloé Sainte-Marie – Je ne suis jamais devenue « son » aidante naturelle par décision subite ou un acte de volonté. Pas du tout. D'ailleurs, je n'ai jamais su que j'étais aidante. J'étais avec un homme que j'aimais et qui, imperceptiblement, est tombé entre les griffes d'une maladie maligne dévoreuse d'esprit et rongeuse du plein contrôle sur son corporel. À mes yeux, une mauvaise grippe dont il allait bientôt se remettre. Alors, j'ai participé spontanément à prodiguer répit, espoir, tendresse… dans la continuité d'une existence commune. Sans plus.

Vous avez dit « cinéaste ». Mais Gilles était avant tout un artiste dessinateur, parfois plasticien, émoulu des beaux-arts et auquel aucun crayon ni pinceau ne pouvaient résister. Il s'amusait sans cesse avec un sens de l'humour et de l'observation à défier tout ce qui lui résistait.

Et moi, je m'amusais à son amusait. Tout était prétexte à un esprit créatif qui lançait des clins d'œil à l'univers entier, à l'île Verte ou à la cuisine en désordre. Et qui savait transformer le quotidien en un jeu intarissable. La vie était pour nous un théâtre permanent distribuant chaque jour des cadeaux insoupçonnés.

M. N. – Quelles sont les difficultés liées à ce titre?

C. S.-M. – Ce titre ? Quel titre ? Je n'ai jamais su et je ne sais pas jusqu'à ce jour. Sinon que le plus insoupçonné des cadeaux – des non-cadeaux plutôt – que la nature eut mieux fait de garder était sa maladie. Cela m'a pris un long temps à prendre conscience d'abord qu'il était vraiment malade et ensuite qu'il y avait là un aspect incurable. De fait, je n'y ai pas cru. J'ai toujours pensé qu'il allait s'en sortir. Ou, à défaut, que la maladie se fatiguerait de voir que celui dont elle voulait s'emparer continuait à dessiner, à peindre, à lancer des traits d'intelligence inextinguibles sur les murs du destin et donc… qu'elle se résorberait d'elle-même.

Mais, mais, mais… sans me mentir à moi-même, je voyais bien que notre vie changeait. Sans pour autant prononcer le mot inéluctable, comme on le disait autour de moi. Il y avait des pressions s'exerçant autour de moi voulant que Gilles soit mis dans un lieu de détention hospitalière s'apparentant à un mouroir. J'en étais révoltée et consternée. C'est alors que j'ai décidé de vendre notre maison du carré Saint-Louis afin de nous procurer le financement nécessaire pour couvrir le coût des soins que son état nécessitait. Toute notre vie si active à Montréal avait déjà rendu grâces depuis un bon temps. Et bientôt, ce fut au tour de notre propriété à l'île Verte de se faire… liquider.

C'est alors qu'on a emménagé à Saint-Paul-d'Abbotsford dans une maison adaptée au mieux-être de Gilles. Et que je suis devenue la plus grande quêteuse du Québec, car il me fallait trouver 10 000 $ par mois pour payer le coût d'un lieu et d'une maison désormais le prototype des maisons pour aidants naturels au Québec.

Je tiens à dire qu'une telle idée est venue de Gilles Carle et qu'il s'agit là d'un héritage qu'il a laissé au Québec entier. Et au monde. Affligé et perplexe de me voir de plus en plus épuisée à quêter, à prodiguer présence et à courtiser de l'espoir sans relâche, et devisant avec moi, il s'est dit deux choses. Il faut d'abord créer des maisons où la vie puisse continuer à même sa survie – par la musique, un vivant-vécu quotidien, etc. – afin de contourner les mouroirs; et ensuite, il est impératif de créer des maisons de répit pour ceux qui aident et qui souvent meurent avant même les aidés. C'est de là qu'est né le projet de maisons de répit à travers chaque MRC du Québec.

M. N. – Vous avez milité pour la reconnaissance des proches aidants. Les choses ont-elles changé depuis quelques années?

C. S.-M. – Elles sont en train de se modifier radicalement. Et impérativement. Il suffit de lire à cet effet le livre-témoignage de Marguerite Blais, qui est retournée dans le champ politique pour cette seule raison. Afin que soient mises en place conjointement à la fois des maisons de répit pour aidants et des maisons prodiguant soins et atmosphères emphatiques pour les malades.

Et qui sont-ils et qui seront-ils? Tous, sans exception et sans définition privative d'expectation. Je veux dire par là ce qui suit. À savoir que le monde étant fait de tous les talents et de toutes les professions, on ne voit pas pourquoi il faudrait discriminer et établir des maisons spécialisées pour un seul type de maladie. Si tous les humains ont droit par leur naissance de se côtoyer et de vivre en commun, pourquoi faudrait-il que la maladie non contagieuse à longue durée les sépare? Cela ne tient tout simplement pas la route.

M. N. – Quel message ou quels conseils offririez-vous à celles et ceux qui se dirigent vers un rôle d'aidant naturel ?

C. S.-M. – Un seul message suffit. Vous avez choisi ou vous avez été choisi par la vie pour être aidant naturel. Sachez que vous n'auriez pas survécu si vous vous en étiez empêché. Et sachez aussi que l'évolution en cours est imminente et que vous survivrez désormais aux soins que vous prodiguez à vous épuiser pour un proche.

J'en suis moi, Chloé Sainte-Marie, l'exemple patent.

Et je dis et je chante… merci, merci la vie. Et merci à vous toutes, tous, et à tout.

[Source]