Le Droit, Arts | Musique
Yves Bergeras — Dimanche, 6 novembre 2022
Maudit Silence de Chloé Saine-Marie : faire résonner les chants des Trois Amériques
Chloé Sainte-Marie revient à l’avant-scène avec le double album Maudit silence, regard poétique et ethnologique sur le continent américain, qui transporte et fait résonner 14 langues.
La chanteuse n’est pas seule à porter sur ses épaules ce projet qui vise à enterrer le regard colonialiste qu’on a traditionnellement posé sur l’histoire panaméricaine. C’est, dit-elle, sa façon de mettre fin au «mutisme» en clamant sans retenue la «déconquête triomphante» des Trois Amériques.
La démarche relève du devoir de mémoire... mais en ravivant une mémoire qui veille à redonner une place à tout le monde, et surtout aux Premiers peuples.
«Maudit Silence, c’est un projet pour se réapproprier notre histoire, au côté de nos frères des Trois Amériques. [...] Pour déconstruire le colonialisme, avec l’idée d’en faire une déconquête triomphante – en un seul mot, sans trait d’union, je préfère», car le terme conserve ainsi la< charge poétique et politique de la «deconquista» qui fit trembler les territoires latinoaméricains, note Chloé Sainte-Marie.
Le nom du projet est la traduction de E Tapue, titre d’un poème de la poétesse innue Joséphine Bacon – qui enseigna sa langue à Chloé Sainte-Marie en aval de l’album-hommage à Philippe McKenzie, «Nitshisseniten e tshissenitamin (Je sais que tu sais)» (2009).
Maudit Silence, c’est le rythme, les sonorités et le souffle des langues qui cohabitent de notre côté de la planète : de l’innu au quechua en passant par le guarani, le maya ou le mapuchemapuzungun. Sans oublier ni le français ni le créole.
Et l’anglais, sur une chanson (signée Nancy Huston). Mais c’est surtout la voix des laissés pour compte de l’Histoire du continent. Minorité francophone comprise.
«On parle de nous comme peuple canadien – ou canayens – qui s’est forgé quand sont arrivés les Français. Canayen désignait ceux qui sont nés ici, et c’est un mot autochtone qui nous a été volé. C’était notre pays, le Canada, un pays [qui s’étendait jusqu’au sud des États-Unis] et qu’on a perdu petit à petit», retrace-t-elle.
«L’album restitue une mémoire tronquée, amputée, à partir de notre mixage avec les peuples autochtones. Et c’est magnifique de faire cette marche vers l’Autre. De la faire à l’envers d’abord, pour la faire à l’endroit, aujourd’hui...»
S’élèvent au fil des pistes, une dizaine de voix qui célèbrent « toutes les sonorités gustatives des langues, toutes ces musiques qui nous appartiennent, qui sont autres que celles de l’Europe. Il faut les assumer. Au fond, je suis une Ti-Jean Carignan des mots», s’esclaffe-telle.
Un livre-disque
Chloé Sainte-Marie y fait résonner des textes (parfois très longs : deux des chansons durent plus de 10 minutes) signés Louis Riel et Jack Kerouac (dans sa langue natale, le français, cabossée), James Noël, Mathias Carvalho. Et Jean Morisset, qui est l’autre grand architecte de cet ambitieux projet servant d’éloge à «la folie d’une trâlée d’animistes pratiquants qui se >sont vu priver de leur Amérique».
Les deux disques de «Maudit silence» s’accompagnent d’un livre de 127 pages grand format chapeauté par l’écrivain-poète, géographe et ethnologue Jean Morisset, grand arpenteur du continent, depuis le Nord jusqu’à la Patagonie.
«Cet album-livre a nécessité cinq siècles de préparation, et six années de plus», écrit-il en préambule de ce «beau livre» co-publié par les Éditions de l’Hexagone et Audiogram.
Six ans pour trouver la meilleure façon d’envoyer valser «les sécateurs de mémoire» que furent tant les politiciens que les rédacteurs de manuels scolaires, propose Chloé Sainte-Marie, qui empruntant cette image affûtée à la «belle plume» de Jean Morisset – dont une poignée de poèmes ont été transformés en chansons.
Tournée
Le tout s’ancre déjà dans une grande tournée à travers le Québec. Rien de plus logique, car pour Chloé Sainte-Marie, tout, de la pensée à la sérénité, «passe par les pieds et la marche».
Sur scène, elle s’entoure de plusieurs autres complices, musiciens et récitants, dont Yves Desrosiers (Lhasa de Sela). C’est lui qui assure la direction musicale. C’est aussi lui qui a habillé les 13 chansons de ce double album (le reste des 27 pistes est constitué de textes récités).
La mise en scène du spectacle est partagée par Philippe Cyr (qui avait travaillé avec Chloé sur le spectacle «À la croisée des silences», avant de signer J’aime Hydro) et la jeune metteure en scène autochtone Émilie Monnet.
La tournée sera de passage à Gatineau le 1er décembre (Salle Jean-Despréz) et dans la Vieille Capitale la semaine suivante (le 9 décembre au Grand Théâtre de Québec).
On pourra y voir Guillaume Bourque (guitare et basse), Catherine Le Saunier (violoncelle et choeurs) au côté d’Yves Desrosiers, ainsi que George Wahiakeron Gilbert, dans un rôle de narrateur, pour faire le lien entre les chansons de ce spectacle très polyglotte. Et parfois Joséphine Bacon en personne, en mode visite surprise.
De Kerouac à Couteau-Jaune: le français disparu
«Jack Kerouac, j’ai eu un vrai choc en découvrant sa poésie [en français], qui est exceptionnelle!» partage Chloé Sainte-Marie.
Né Jean-Louis Lebris de Kerouac, le grand auteur «a été complètement coupé de ses racines, qui a perdu sa langue maternelle. C’était un Français Canayen qui a vécu en anglais. Et qui en est mort, je pense. Sa mère ne parlait pas l’anglais. Il a pas survécu à ça. Ça l’a détruit. À son institutrice Yvonne, Il a dit : ‘l’anglais, c’est pas ma langue. Quand j’écris, je fais fitter l’anglais dans les french images que le Yankee, lui, y voit pas.’ Il a dit ca...»
Il fait partie de ceux qui sont partis [nombreux, s’installer au Sud] dans les années 30. Le fondement des États-Unis, c’est nous. Ce sont tous ces Franco-Canadiens qui sont allés s’installer partout, de l’Oregon au Montana et jusqu’en Louisiane», qui ont essaimé, et dont les traces se retrouvent partout, au détour des patronymes et de la toponymie, même si certains noms ont été engloutis ou si les accents ont disparus «Yellowknife, avant, ça s’appelait Couteau-Jaune...» évoque la chanteuse.