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LeDevoir, Culture / Musique

Dominic Tardif — Samedi, 3 mars 2018

Cinq fois le meilleur de la musique québécoise au féminin

De gauche à droite: J. Kyll (Jenny Saldago) de Muzion, Lhasa de Sela, Betty Bonifassi et Marie-Jo Thério
Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir / Érick Labbé / Pedro Ruiz Le Devoir / Jacques Nadeau Le Devoir De gauche à droite: J. Kyll (Jenny Saldago) de Muzion, Lhasa de Sela, Betty Bonifassi et Marie-Jo Thério

En juillet dernier, la radio publique américaine NPR demandait à 50 de ses collaboratrices d’établir une liste des 150 meilleurs albums créés par des femmes entre 1964 (année de l’arrivée des Beatles aux États-Unis) et aujourd’hui. Objectif : raconter à l’aide de différents outils et de différentes voix l’histoire de la musique populaire. Inspiré par cette initiative baptisée A New Canon, Le Devoir proposait récemment à cinq femmes liées au monde de la musique de choisir parmi leur discothèque les cinq albums québécois (au sens large) qui devraient figurer dans un pareil classement (toutes langues confondues, et groupes comptant sur une forte présence féminine inclus). De quoi débattre au moins jusqu’au 8 mars.


La sélection de Marie-Christine Blais
Journaliste et critique 

Monique LeyracMonique Leyrac chante Léveillée et Vigneault (1963)
Pauline JulienLicence complète (1974)
LhasaLa Llorona (1998)
Marie-Jo ThérioLa maline (2000)
Chloé Sainte-MarieJe marche à toi (2002)

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Marie-Christine Blais
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir

Marie-Christine Blais n’écrit plus dans La Presse, mais c’est bel et bien la journaliste et critique sagace qui remarque comment beaucoup d’importants groupes québécois comptent sur une membre féminine, à la fois périphérique et indispensable à leur équation (Arcade Fire, Les Cowboys Fringants, Mes Aïeux, Beau Dommage).

« Peut-être est-ce parce que lorsqu’on est arrivés en Nouvelle-France, les femmes étaient peu nombreuses, mais essentielles ? » suggère-t-elle en sachant qu’elle pousse un peu le bouchon, mais aussi qu’il est là, dans les théories à la gomme, le bonheur de jaser musique. 

Sa liste en est une de femmes ayant refusé les compromis. Monique Leyrac : « L’écouter chanter La Manikoutai, c’est bouleversant. » Pauline Julien : « C’était une passionaria. Une lionne. Licence complète, c’est un disque sur le Québec. La chanson des hypothéqués [de Gérald Godin], qui parle de ceux qui se font toujours slaquer en premier, c’est prenant. Prenant ! »

À propos de Je marche à toi : « À l’époque, on en pensait pas grand-chose de Chloé Saint-Marie. Puis elle est devenue une passeuse pour les poètes : Miron, Desbiens, Bacon. » La maline de Marie-Jo Thério : « Le disque d’un esprit libre dans un corps de fille étrange, qui ne fait pas du marketing, mais bien de l’art. » Et La Llorona ? « Dans la voix de Lhasa, il y avait le monde entier. »


La sélection de Stéphanie Boulay
Auteure-compositrice-interprète, membre du duo Les sœurs Boulay

Isabelle BoulayÉtats d’amour (1998)
JoraneVent fou (1999)
Marie-Jo ThérioLa maline (2000)
Mara TremblayLes nouvelles lunes (2005)
Klô Pelgag, L’étoile thoracique (2016)

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Stéphanie Boulay
Photo: Pedro Ruiz Le Devoir

S’il faut se fier aux messages vocaux qu’elle nous fait parvenir, Stéphanie Boulay semble déchirée entre son désir d’honorer les interprètes ayant meublé ses rêves d’enfance et celui, tout aussi noble, de célébrer celles grâce à qui ces mêmes rêves auront à l’adolescence gagné en couleurs.

« Je viens d’une maison dans laquelle il y avait beaucoup de musique, mais c’était mon père qui possédait la musique : Elvis, Kenny Rogers, les Beatles. Ce que je connaissais de féminin, c’était les interprètes, qui demeuraient quand même assez conventionnelles — je ne le dis pas de façon péjorative. Découvrir Jorane ou Marie-Jo, ça a été ma première rencontre avec cet autre Québec, celui qui existe hors des sentiers battus, à l’extérieur de la radio et des hits, qui ont construit ma culture musicale. »

La soeur Boulay parle avec ferveur de ces femmes qui, comme elle le dira au sujet de Mara Tremblay, ont toujours eu « cette dégaine, cette attitude complètement libre, complètement assumée, complètement “Je vais là où je veux aller” ».

« Mais je réécoute présentement États d’amour et je m’ennuie de l’époque des grandes interprètes, même si c’est moins valorisé aujourd’hui. Le métier d’interprète, c’est aussi le talent de choisir les bonnes chansons pour soi. Et Isabelle Boulay, en plus d’avoir une voix intemporelle, qui ne ressemble à aucune autre voix, elle a, en matière de chanson, le goût fin des bijoux précieux. »


La sélection de Myriam Fehmiu
Animatrice d’Un matin pas comme les autres à ICI Musique

Diane DufresneMagie rose (1984)
MuzionMentalité Moune Morne… (Ils n’ont pas compris) (1999)
Ariane MoffattAquanaute (2002)
ElisapieThere Will Be Stars (2009)
Betty BonifassiLomax (2016)

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Myriam Fehmiu
Photo: Michel Valiquette

En 1984, Myriam Fehmiu a 10 ans et sa mère la force (gentiment) à visionner avec elle, à la télé, Magie rose de Diane Dufresne, premier et seul spectacle présenté par un artiste québécois (homme ou femme) au Stade olympique. « La jeune génération réalise peut-être pas à quel point c’est une géante et surtout, à quel point, son image de femme criait que tout est possible. Je n’avais jamais vu une femme comme ça avant. Pour moi, ça demeure un modèle de féminisme. »

Le reste de sa sélection fait la part belle aux pionnières et aux défricheuses, de Jenny Salgado de Muzion, non seulement rappeuse, mais aussi beatmakerderrière l’hymne montréalo-haïtien La vi ti nèg, jusqu’à Elisapie, qui a créé « un pont entre les communautés autochtones et allochtones en chantant en anglais, en français et en inuktitut. »

« Comme mes ancêtres sont Africains, je trouve incontournable que ces chants de travail soient actualisés et rechantés comme un hommage », ajoute-t-elle au sujet du groovissime devoir de mémoire de Betty Bonifassi qui, surLomax, réinvente de façon électro-soul des prisoners’ songs américains des années 1920.

Quant à Aquanaute d’Ariane Moffatt ? « C’est un album visionnaire d’un style, l’électro-pop, encore peu exploité à cette époque-là, qui a ouvert le chemin à plein de chanteurs et de chanteuses. Et contrairement à d’autres albums électro-pop du début des années 2000, celui-là vieillit très bien. »


La sélection de Louise Forestier
Légende vivante de la chanson québécoise

Monique LeyracMonique Leyrac chante Léveillée et Vigneault (1963)
Ginette RenoJe ne suis qu’une chanson (1979)
Ariane MoffattTous les sens (2008)
Catherine MajorLe désert des solitudes (2011)
Karen YoungMissa Campanula (2015)
Louise ForestierÉphémère (2008)

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Louise Forestier
Photo: Pedro Ruiz Le Devoir

« Mais là, est-ce que je vais pouvoir nommer un de mes disques ? » demande Louise Forestier avant d’éclater de son inimitable rire. Permission accordée, chère grande dame. Ce sera donc Éphémère, son plus récent album en date, créé avec son fils Alexis. « Tous les thèmes qui m’ont habitée pendant 50 ans de carrière sont là-dedans. C’est tout moi. »

L’album Robert Charlebois avec Louise Forestier (1968) aurait aussi mérité une place dans cette liste, ne serait-ce que pour les juteux jurons de Lindberg. « Ce disque-là, c’est le Refus global de la chanson québécoise. C’est le moment où la chanson a viré son manteau de bord. »

Les autres choix de la grande admiratrice des « vraies musiciennes » que sont ses cadettes Ariane Moffatt et Catherine Major, révèlent une mélomane affectionnant toutes sortes de chanteuses, pas que des iconoclastes. « Karen Young, elle a une voix tellement souple, chaude. C’est une savante. Elle n’a pas d’ego, que de l’amour profond pour la musique. C’est comme si la musique, pour elle, c’était une religion. »

Et son admiration pour Ginette Reno ? « Je l’aime, pas nécessairement pour son répertoire, mais pour sa voix qui vient t’arracher le poil des jambes. Elle a été la porte-parole de dizaines de milliers de femmes, ben plus que Pauline Julien ou moi. C’est LA grande chanteuse. La matrice. »


La sélection de Sandria P. Bouliane
Chargée de cours à l’UQAM et à l’Université d’Ottawa, spécialiste des musiques populaires

CorbeauIllégal (1982)
Diane DufresneMagie rose (1984)
Kate & Anna McGarrigleMatapédia (1996)
MuzionMentalité Moune Morne… (Ils n’ont pas compris) (1999)
TaimaTaima (2004)

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Sandria P. Bouliane
Photo: Sandria P. Bouliane

Raconter l’histoire de la chanson québécoise, c’est évidemment faire des choix. « Il faut se demander comment on veut tracer ce récit-là », explique l’universitaire Sandria P. Bouliane. « Est-ce qu’on veut que ça comprenne les femmes, les anglophones, les allophones, qui ont très souvent été mis de côté ? Il faut se demander qui ça concerne, la chanson québécoise. »

La sienne aspire à inclure le plus de gens possible, en pigeant aux quatre coins d’un Québec multiple : dans la Matapédia que magnifient en anglais et en français, Kate Anna McGarrigle. Dans le rock désinhibé de Corbeau, gang de bums menée par la plus indocile des indociles, Marjo. Dans le quartier Saint-Michel à Montréal, grâce à la scansion incandescente de J. Kyll (Jenny Saldago) de Muzion. Dans le nord du pays grâce à Taima, un album qui encapsule « l’imaginaire des grands espaces et du froid ».

Assez d’exemples pour que les vieilles et plates assignations d’hier ne pèsent plus sur les épaules des créatrices de demain ? « Oui, mais il faudra aussi que la critique y mette du sien. On ne présente pas, encore aujourd’hui, les femmes de la même manière que les hommes. Quand on parle de Diane Dufresne, ce qui ressort en premier, c’est l’exubérance et les vêtements. Alors que Richard Desjardins et Gilles Vigneault, même si on dit parfois qu’ils ne chantent pas bien, très rapidement, on leur donne la qualité de poètes, ce qui excuse tout. »

[Source]