La Presse, Arts - Musique
Josée Lapointe — Lundi, 29 septembre 2014
Chloé Sainte-Marie: l'affranchissement
C'est dans les mots des poètes d'ici que Chloé Sainte-Marie a trouvé le moyen d'exprimer sa tristesse, son deuil, ses espoirs, sa vision du monde, sa «vie avec Gilles [Carle]».
Photo: Patrick Sanfaçon, La Presse
Josée Lapointe
La Presse
Chloé Sainte-Marie a marqué le début des années 2000 avec ses disques de poésie chantée Je pleure, tu pleures, Je marche à toi et Parle-moi. Elle continue son travail cet automne avec À la croisée des silences, livre et recueil de deux disques regroupant 57 textes de 28 poètes québécois, dont 17 sont chantés.
Transhumance: c'est par un mot biblique que l'interprète de 52 ans décrit ce projet qu'elle a mis un an à créer. C'est que Chloé Sainte-Marie, fille de pasteur baptiste, est sûrement la seule personne au Québec capable de citer Gaston Miron et soeur Marie de l'Incarnation, dans le texte, en moins d'une heure.
« C'est un voyage qui va vers une renaissance, une transhumance, un changement de pâturage après 17 ans comme aidante et 5 ans de deuil », explique-t-elle, assise à la table de cuisine de son petit condo du quartier Rosemont, à un jet de pierre du parc Maisonneuve où elle va régulièrement courir.
On le sait, Chloé Sainte-Marie a consacré une grande partie de sa vie à s'occuper du cinéaste Gilles Carle, mort en 2009 du Parkinson, dont il était atteint depuis 1991. Cinq ans après son « grand départ », elle a voulu raconter ces années à travers les mots des poètes qu'elle aime, mais aussi dire qu'elle est maintenant prête à aller de l'avant.
« C'est ce que dit Fernand Ouellette dans sa préface: « Va, il est temps de sceller la mer en toi, D'échanger le coeur avec le soleil, Pour mieux survivre à la désolation ». C'est vraiment un affranchissement, je le sens comme ça, et il est tourné vers l'avenir. C'est pour ça que ce n'est pas un disque triste », dit celle qui se dit heureuse, prête même à un nouvel amour.
Aucun des 57 poèmes d'À la croisée des silences n'a été choisi innocemment. Cette ardente lectrice de poésie — « Je ne lis que ça! » — a trouvé dans les mots des autres le moyen d'exprimer sa tristesse, son deuil, ses espoirs, sa vision du monde, sa « vie avec Gilles ».
« Quand je suis tombée sur Lassitude en 2007 [de Saint-Denys Garneau], j'étais en dépression profonde, raconte-t-elle. Gilles était au plus mal, il n'y avait plus d'argent, ce poème disait exactement ce que je ressentais. »
La poésie sauve la vie, donc? « C'est une nourriture de survie. C'est ce qui m'a permis de passer à travers cette grande douleur de voir l'être qu'on aime dépérir tous les jours. »
À chaque poème sa musique
Chloé Sainte-Marie n'a pas, à son grand désespoir, le don de l'écriture. « C'est mon handicap, je l'ai pas ce talent, maudite marde! » Mais « les esprits » lui en ont donné un autre: celui de l'interprétation, une tâche dont elle s'acquitte avec passion depuis plus de 15 ans.
Elle estime que chaque mot, chaque poème a sa musique, mais qu'il faut parfois du temps pour y arriver. Ce qui explique cette année complète de travail avec son complice de toujours, le réalisateur Réjean Bouchard. « C'était obligé. On a essayé, jeté, recommencé. Même les 30 poèmes dits nous ont demandé un bon mois! »
Pour la musique, elle a fait appel aux compositeurs Yves Desrosiers et Sylvie Paquette, leur donnant même la liberté de jouer dans les textes. Ainsi, dans le (très beau) livret, on peut lire les poèmes dans leur intégralité. Mais on constate en écoutant le disque que Desrosiers et Paquette ne se sont pas gênés, avec certains, pour faire des répétitions, les diviser différemment… les transformer en chansons quoi, avec des refrains et des couplets.
« C'est pour ça que j'ai choisi des gens que j'admire et qui ont une sensibilité à la parole. Ça devient un triangle, les gens peuvent voir le travail du poète, celui du compositeur et le mien comme interprète », souligne Chloé Sainte-Marie.
Florilège
Un observateur attentif remarquera qu'aucun texte de Gaston Miron ne fait partie de la sélection, qui comprend des noms comme Bruno Roy, Jean-Paul Daoust, Paul-Marie Lapointe, Roland Giguère, Louise Dupré, Anne Hébert, Claude Gauvreau…
Celle qui a connu Miron à l'âge de 18 ans — en même temps qu'elle a rencontré Gilles Carle — et qui a été la première à l'interpréter, bien avant les Douze hommes rapaillés, avait envie d'en faire découvrir de nouveaux. « Ça n'a pas de sens, ce sont des génies de la langue, de l'écriture, de l'invention, et personne ne les connaît! »
Elle regrette d'ailleurs de ne pas en avoir mis davantage — elle montre sur sa table deux recueils de Rita Lasnier, « une des grandes poètes de la modernité », s'excusant presque d'avoir dû faire des choix… On la rassure en lui disant qu'À la croisée des silences est un projet généreux et que personne ne pourra l'accuser d'avoir été chiche.
« Merci… Ce florilège qui inclut aussi des plus jeunes, j'y tenais. Ce sont tous de grands poètes, comme Fernand Ouellette, qui est celui que je mets en lumière. Je refuse qu'il n'y ait qu'un poète par peuple. Ce serait trop réducteur de dire que Miron, et Dieu sait que je l'ai chanté, est le seul. »
Elle continue donc son travail de défrichage et de porte-voix avec ce disque grave et lumineux. « C'est un portrait de la poésie québécoise, et de nous-mêmes. »